Etty Hillesum
Esther Hillesum naît le 15 janvier 1914 à Middelburg en Zélande, province des Pays-Bas. Son père, un érudit, professeur de langues anciennes, et sa mère, une émigrée russe ayant fuit les pogroms de son pays, sont juifs, mais de caractères très dissemblables.
Elle hérite la curiosité intellectuelle de son père (Levi) et le caractère passionné de sa mère (Rebecca). Après elle naissent ses frères Jacob (Jaap) et Michael (Misha), tous deux très doués.
La famille se déplace au gré des nominations du père. Celui-ci, après avoir enseigné dans plusieurs villes, s’installe en 1924 à Deventer comme directeur adjoint, puis directeur du lycée municipal.
Etty y vit avec ses frères une jeunesse enthousiaste et insouciante. Son frère Misha devient un pianiste virtuose mais psychologiquement fragile, et Jaap médecin.
Au plan religieux, la famille est coupée de ses racines et sans grandes convictions. Seul lien concret avec le judaïsme : un grand-père rabbin dans les provinces du Nord. Culturellement pourtant, des liens subsistent : Etty apprend l’hébreu et fait partie, un moment, des jeunesses sionistes.
En 1937, elle emménage chez Han Wegerif, comptable, veuf, père de quatre enfants, et propriétaire d’une maison où vivent aussi quelques autres personnes. Elle s’occupe de son ménage et devient sa maîtresse. Continuant ses études de droit, elle fréquente alors les milieux étudiants de gauche et obtient, en juillet 1939, une maîtrise en droit public.
Au début de la première guerre mondiale – les armées allemandes ont envahi les Pays-Bas en mai 1940 – elle s’intéresse à la psychologie, ce qui l’amène à rencontrer, en février 1941, un ancien élève de Jung : Julius Spier. Celui-ci, psychologue, chirologue, émigré de Berlin depuis deux ans, est juif comme elle. Il devient très vite son ami, son amant et son maître à penser, ou comme elle dira plus tard : « l’accoucheur de son âme ».
Le 9 mars 1941, sous son influence et sa direction, elle entame une longue démarche introspective en écrivant la première page de son journal. Elle a vingt-sept ans.
En attendant, Etty s’analyse, essaie de se comprendre et de mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Elle cherche en particulier à élucider cette haine des Allemands qu’elle ressent et se reproche.
Concernant l’intensité et le désordre de ses désirs, elle relève à moment donné une évolution. Au lieu d’un désir possessif, douloureux, insatisfait : « J’aurais voulu manger les fleurs, me gaver de beauté », elle dit éprouver soudain devant la beauté une jouissance aussi intense, mais détachée. « Cette rage de possession vient de me quitter… et désormais libre, tout m’appartient. »En même temps viennent ses premières déclarations d’amour à la vie, telle qu’elle est, et passe : » Aujourd’hui, je vis pleinement, la vie vaut d’être vécue et si j’apprenais que je dois mourir demain, je dirais : dommage, mais je ne regrette rien. »
Toutefois, ces moments de plénitude alternent avec d’autres plus agités, dépressifs, dont la cause n’est pas qu’interne. Autour d’elle, l’étau nazi se resserre, et la déportation, la mort, entrent dans son quotidien sous diverses formes. C’est ainsi qu’elle évoque les maîtres qu’elle a connus et qui ont disparu dans la tourmente. Bonger en particulier avec qui elle a affectueusement conversé quelques heures avant son suicide. Elle énumère :« Arrestations, terreur, camp de concentration, des pères, des soeurs, des frères arrachés arbitrairement à leurs proches… Tout semble si menaçant, si funeste. »Et puis il y a les mille petites vexations que les Juifs subissent au quotidien.
« Je me suis arrêtée sur le petit pont et j’ai déposé toute ma tendresse dans cette nuit, je l’ai donnée au ciel tout constellé, à l’eau et au petit pont. Et ce fut mon meilleur moment de la journée. »
25 avril 1942
Confrontée à l’épreuve nazie, Etty découvre ce qu’elle appelle Dieu : non pas une croyance oubliée, un concept théologique, mais une réalité intérieure qui la porte et dont elle se distingue à peine : « La couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle Dieu. » Dans cette couche, elle s’enracine, avec ce Dieu elle converse, l’expérimentant comme source et le prenant pour confident. « La fille qui ne savait pas s’agenouiller a fini par l’apprendre, sur le rude tapis de sisal d’une salle de bain. »
Elle n’en continue pas moins à vivre des rapports humains intenses dans le prolongement de ses anciennes liaisons : « vie quasi conjugale » avec Han Wegerif, relation d’amante et de disciple avec Julius Spier. Elle se demande pourtant si elle pourrait vivre avec un mari : « Je ne pourrais pas rester fidèle à un seul homme. Non pas tant à cause d’autres hommes, que parce que je me compose moi-même d’une multiplicité d’êtres humains… Un seul homme, un seul amour, ce ne sera jamais ma voie. » Par delà ses besoins sexuels – « J’ai un fort tempérament érotique, un grand besoin de caresses et de tendresse » – elle se découvre « un amour et une pitié très profonds pour les êtres, pour l’humanité en général » , et ces deux aspirations l’éloignent d’un exclusivisme de type conjugal.
Ce que ressent Etty au fond, c’est le sentiment d’une fidélité multiple: « A deux heures promenade avec S… je lui suis fidèle au fond de moi. Comme je suis fidèle à Han. Je suis fidèle à tout le monde… Je marche aux côtés d’un homme ; il y a douze heures j’étais dans les bras d’un autre. Est-ce être décadente ? Pour moi, c’est normal. Peut-être parce que l’amour physique n’est pas, ou n’est plus l’essentiel. » De fait, sa relation à ces hommes s’approfondit, et son amour pour eux devient moins physique et fantasmatique, plus réaliste. Elle mûrit à l’intérieur de ses passions et non à côté ou en dépit d’elles.
Mais d’autres aspirations couvent aussi dans son coeur : celle d’écrire, déjà évoquée, et sur laquelle elle revient souvent : « Je voudrais parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi dans quelques mots, trouver pour tout un gîte dans quelques mots. » « Un jour je serai écrivain. Les longues nuits que je passerai à écrire seront mes plus belles nuits. » Un désir fort de liberté aussi : « Processus lent et douloureux que cette naissance à une véritable indépendance intérieure… Les autres sont aussi incertains, aussi faibles, aussi démunis que moi… Je suis confiée à ma seule garde, et devrai me suffire à moi-même. »
A contrario, elle note l’absence de certains désirs, celui d’enfant par exemple : « L’instinct maternel, je crois, me fait entièrement défaut » . En fait, plusieurs choses jouent dans cette carence. La persécution nazie d’abord. Au vu des malheurs qui l’entourent, Etty écrit : « Je considère la vie comme un long chemin de croix et me sens incapable de prendre la responsabilité d’accroître l’humanité d’une malheureuse créature de plus. » Par ailleurs, il y a l’hérédité chargée de sa famille qui se concrétise pour elle dans les problèmes psychologiques de son frère : « Lorsqu’il a fallu emmener de force un Misha en pleine crise, je me suis juré de ne jamais laisser sortir de mes entrailles un être aussi malheureux. » Propos qu’elle met à exécution en se faisant avorter le 8 décembre 1941.
En ce point de son journal, un tournant se dessine où ses petits problèmes personnels s’estompent pour laisser place à une réflexion plus globale, plus grave, sur la situation qu’elle vit et les souffrances de tous ordres qui s’appesantissent sur elle et sur ses proches. Etty se trouve alors le dos au mur, privée des petites évasions et divertissements qui émaillaient jusque là sa vie. « Combien de fois n’ai-je pas demandé dans mes prières, il y a moins d’un an encore : «Seigneur, rends-moi un peu plus simple». Si cette année m’a apporté quelque chose, c’est bien cette plus grande simplicité intérieure. » Elle se découvre alors un nouveau pouvoir : celui d’aider l’étranger en difficulté. « Ce soir, nous aurons la visite d’une jeune fille à problèmes, une catholique. Qu’un Juif aide un non-Juif à résoudre ses problèmes, de nos jours, cela vous donne un singulier sentiment de force. » C’est le début pour elle d’un chemin de compassion qui va la transformer. Elle sent une force, une patience grandir en elle et se sent prête à les partager.
Le 29 juin 1942, elle relève dans son journal ce qu’elle vient d’apprendre par la radio britannique, à savoir que 700.000 Juifs ont déjà été exterminés par les nazis. Une double conviction la saisit alors et ne la quittera plus : « On veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte… mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j’ose à peine le dire en société. »
Etty fait désormais une place à la mort, elle la regarde en face, en intègre la probabilité, en imagine le scénario, et trouve dans cette acceptation un élargissement à sa vie. Elle note : « De grands changements semblent s’opérer en moi et je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’états d’âme. » Une gravité s’installe alors chez elle, et aussi une innocence. Son amour pour Spier se purifie, non d’une culpabilité qu’elle a toujours ignorée, mais d’une certaine arrogance charnelle : « Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. »… »Entre nos yeux, nos mains, nos bouches passe désormais un courant ininterrompu de douceur et de tendresse où le désir le plus ténu semble s’éteindre. Il ne s’agit plus désormais que d’offrir à l’autre toute la bonté qui est en nous. » Toutefois, Etty a conscience que sa relation à Spier doit faire l’objet d’un détachement. Ce n’est qu’à ce prix dit-elle que mon amour pour lui deviendra « un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin ».
Ce détachement lui est bientôt proposé de façon radicale : Julius Spier tombe malade et meurt d’un cancer du poumon en septembre 1942. Etty l’accompagne dans ses derniers instants, lui rend un hommage vibrant, et tire leçon de cette mort qui la touche au coeur : « Je continuerai à vivre avec cette part du mort qui a vie éternelle et j e ramènerai à la vie ce qui, chez les vivants, est déjà mort : ainsi n’y aura-t-il plus que la vie, une grande vie universelle, mon Dieu. » Ainsi, jusque dans sa mort, Spier fut l’artisan de la conversion d’Etty à l’amour universel.
Peu de temps auparavant, en juillet 1942, elle avait obtenu un emploi auprès du Conseil juif s’occupant à Amsterdam des problèmes de la communauté juive. Elle entre là dans l’antichambre de l’enfer : un lieu où se règlent les problèmes de déportation des Juifs dont elle se retrouve tout à coup solidaire. Réalisant l’impossibilité pour la majorité des Juifs prolétaires d’entrer dans la clandestinité, elle s’y refuse aussi, comme elle refuse son statut de juive privilégiée au Conseil juif et le rôle qu’on veut lui faire jouer. « La collaboration apportée par une petite partie des Juifs à la déportation de tous les autres est évidemment un acte irréparable. L’Histoire aura à juger. » Le mois suivant, elle demande et reçoit son affectation pour Westerbork : camp de transit et de rassemblement réservé aux Juifs. Elle voit dans ce transfert l’occasion d’assumer pleinement «le destin de masse» qui lui tombe dessus. Surtout, elle se croit plus utile là-bas.
À Westerbork, Etty est affectée à l’enregistrement des arrivants et joue un rôle d’assistante sociale, de psychologue et de conseiller spirituel. Les rescapés de cette période témoignent de sa «personnalité lumineuse» et de son grand dévouement. « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. » Elle se dépense sans compter et encaisse au quotidien le grand stress du camp : la déportation d’une partie de sa population chaque fin de semaine. Elle finit par en tomber malade mais, vu son statut, peut revenir se soigner à Amsterdam. Sous une telle pression, Etty reste pourtant habitée par son désir d’écriture : « Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de mon existence, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork et j’en ai la nostalgie. » Évoquant ses nuits d’insomnie et de réflexion dans son baraquement, elle écrit : « Puissé-je être le coeur pensant de cette baraque. »
Le 5 juin 1943, alors que des amis lui proposent de l’aider à se cacher, elle choisit de retourner à Westerbork et d’y rester pour continuer son travail. Elle a alors l’occasion d’y aider aussi ses parents et son frère Misha, victimes de la grande rafle des 20-21 juin. Le mois suivant, elle y perd sa liberté de circulation. Coincée dans ce ghetto, elle s’engage alors dans ce qu’elle perçoit comme une vocation et une mission : « Je sens en moi la force contraignante et directrice d’une gravité toujours plus présente, toujours plus profonde… mon vrai travail ne fait que commencer. Jusqu’ici, au fond, je m’amusais. » Ce jugement ne concerne pourtant pas les passions humaines qu’elle a vécues, notamment celle avec Julius Spier, car elle ajoute : « Je te remercie, mon Dieu, de m’avoir fait rencontrer aussi complètement l’une de tes créatures et dans ma chair, et dans mon âme. » Mais ceci est le passé. Désormais, Etty s’adonne, dans un contexte délirant de précarité et de détresse, à l’exercice quotidien d’un amour universel.
Misha ayant exigé que ses parents bénéficient de la protection de «Juif culturel» à laquelle lui seul pouvait prétendre, la seule possibilité de desserrer l’étau nazi s’évanouit. Une lettre maladroite de Mme Hillesum à H.A.Rauter, commandant de la police et des SS aux Pays-Bas, finit d’exaspérer celui-ci et provoque la déportation de toute la famille Hillesum. Le 7 septembre 1943, ils partent tous pour Auschwitz avec 986 autres Juifs (1). Selon la Croix-Rouge, Etty y serait morte le 30 novembre 1943.
Ce qui survit d’elle est un journal couvrant les trois dernières années de sa vie. Il s’agit de dix cahiers transmis par les proches d’Etty au Dr Smelik. Etty ayant désiré leur publication, celui-ci chercha longtemps un éditeur. En vain. Jusqu’à ce qu’un texte jauni tombe entre les mains de J.G. Gaarlandt, directeur des Editions de Haan. En 1981, celui-ci publia partiellement les premiers cahiers, et presque intégralement les trois derniers sous le titre : Une vie bouleversée. Le texte en fut presque aussitôt traduit en français et en anglais.
Le journal d’Etty nous la découvre au présent et cette présence d’Etty en son écriture nous touche infiniment plus qu’une biographie, écrite au passé, en général par quelqu’un d’autre. Ce qui reste, c’est aussi quelques lettres – publiées en 1982 – brossant un tableau bouleversant de Westerbork, « foyer de souffrance juive » pris dans la boue et les barbelés, dans lequel le regard d’Etty nous donne à voir des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards auxquels il ne reste rien que « la mince chemise de leur humanité ». La fin de son journal tenu à Westerbork a malheureusement péri avec elle à Auschwitz.
En 1986, une édition néerlandaise, puis, en 2008, une édition française, ont présenté l’ensemble des écrits d’Etty. Ce que ces textes révèlent, outre un talent littéraire certain, c’est l’évolution rapide et bouleversante d’une jeune femme passant d’une existence anecdotique et chaotique à une vie intense et profonde. Etty n’a pas vécu longtemps, et la part la plus riche de sa vie a été très courte. Pourtant, la profondeur atteinte est aussi vibrante et éclairante que celle qui, chez d’autres, a pris le temps de mûrir.